Sommaire du tome 7

 

La petite crotte à l’œil

 

 

            Il a plu très abondamment ces derniers jours. A Nice, c’est notre manière de traverser l’hiver. Cela dure une semaine ou deux et le ciel est toujours bleu ensuite. J’aime bien la fraîcheur de cette saison, elle me rappelle le grand Nord dont je suis originaire. C’est la période de l’année où j’apprécie le plus la Côte d’Azur. S’il n’y avait pas toutes ces voitures, tout ce béton et les deux mois de période estivale oppressante, ce serait un petit paradis. N’en demandons pas trop, c’est déjà pas trop mal ainsi.

 

            Po-Paï apprécie aussi la fraîcheur de cette période. Avec sa grosse fourrure, il est très à l’aise, le gros nounours. Il y a des tas de nouvelles odeurs dans l’air. De surcroît, nous nous trouvons dans un endroit où nous n’avons jamais mis les pieds.

            Afin de pouvoir laisser Po-Paï se promener sans laisse, je l’emmène souvent le long du Var. A une dizaine de kilomètres de chez nous, il y a là-bas un endroit désert et sauvage où personne ne vient car ce sont des zones inondables. Dès l’instant où le Var (qui est un gros torrent, ne l’oublions pas) est en crue, cet endroit peut être recouvert entièrement par les eaux.

            Je n’ai pu emprunter le chemin où nous allons habituellement : complètement inondé ! A la place, il y a un gros torrent de boue. Les pluies abondantes ont tout raviné. Je reprends la voiture pour aller deux ou trois kilomètres plus en amont. Découvrir des endroits nouveaux ne me déplaît pas. J’ai envie d’être seul avec mon chow-chow et qu’on me foute la paix. Je veux m’abîmer dans mes songes et savourer d’avance le plaisir que procurera la lecture de ce tome 6 (je l’espère, du moins).

 

            Le terrain est évidemment boueux et marécageux mais Po-Paï évite astucieusement les flaques. Il n’aime vraiment pas se mouiller les pattes ce Po-Paï, ce qui fait que nous pouvons toujours exhiber un adorable petit chow-chow de salon toujours très propre, toujours sec et toujours distingué. Je nettoierai tout à l’heure le peu de boue qu’il se colle aux coussinets. J’ai toujours dans mon véhicule un strict nécessaire pour le toilettage de Po-Paï. Dans le sac à dos que j’emporte toujours avec moi, il y a aussi toute une série d’ustensiles destinés à apporter des petits soins à Po-Paï, le cas échéant. J’aime l’aventure mais pas question de se trouver dans des situations imbéciles à cause d’un manque de prévoyance. C’est toute la différence qu’il y a entre un audacieux et un inconscient.

 

            A mi-chemin, nous nous arrêtons, comme nous le faisons d’habitude. Il fait frais mais Po-Paï doit avoir quand même soif. Je choisis un emplacement dégagé situé au soleil car sous les bosquets il fait un peu frisquet. Je pose mon sac à dos par terre et extirpe la gourde d’eau ainsi que la petite écuelle. Po-Paï n’a pas très soif.

            J’ai dit « extirper » en parlant de la gourde et le terme n’est pas trop exagéré. J’ai eu en effet, du mal à trouver le petit récipient de Po-Paï et la gourde. Il y a un de ces bazars dans le sac à dos ! Habituellement, tout est bien rangé et comment se fait-il que… Ah ! voilà : j’y suis ! La dernière fois que ce sac à dos a été utilisé, il l’a été par Catherine. Elle a fait une courte sortie avec ses parents en compagnie de Po-Paï. J’étais resté à la maison ce jour-là… à cause de ce fameux tome 6.

            Il me fallait un coupable, je l’ai donc trouvé : Catherine ! Habituellement pointilleuse, méticuleuse et ordonnée, la douce Catherine a, de temps à autre, un petit côté « bordélique » que je ne manque pas de remarquer, moi, le sale gosse. Ce n’est jamais bien méchant et il m’arrive, moi aussi, de ne pas avoir envie de ranger une paire de chaussures en mettant celle de gauche, à gauche, et celle de droite, à droite. Elles se retrouvent assez souvent en sens inverse, quand ce n’est pas l’une sur l’autre.

            En l’occurrence, il n’y a pas de chaussures dans ce sac. Si j’ai une impression d’agacement, c’est à cause de ce rouleau de papier hygiénique. Je ne veux pas me montrer tatillon mais là, je trouve qu’elle exagère, la gentille Catherine. Rien de plus désagréable que d’avoir un rouleau de papier ouaté rose qui se dévide de votre sac à dos de grand sportif. Pas très distinguée, cette affaire ! C’est pourquoi, en baroudeur aguerri que je suis, je sais très bien que j’ai mis initialement ce rouleau de papier hygiénique dans un sachet en plastique, soigneusement et discrètement emballé.

            Catherine a fouiné, Catherine a tout perturbé.

            Pas grave. S’il n’y avait que des problèmes comme ceux-là sur Terre, la vie serait plus marrante pour tout le monde. C’est mon côté soupe au lait qui ressort. Il ne faut pas trop rechercher la perfection sinon la maladie vous guette. C’est parce que j’ai passé trop de temps à écrire ces dernières semaines que j’ai attrapé ce complexe du « rationalisme morbide ».

 

            Je range le rouleau de PQ (désignation peu académique) dans le sachet de plastique qui lui est réservé et qui se trouvait bel et bien dans le sac à dos. Il faudra quand même que je pense à engueuler Catherine… gentiment, cela va de soi. Je ne vais pas commencer à maudire Catherine pour des conneries pareilles alors qu’elle se trouve en ce moment enfermée dans un bureau et que j’ai la chance de me trouver en pleine nature, en plein soleil, en compagnie de mon chow-chow favori. Il y a un minimum de décence à observer, voyons ! Néanmoins, j’en toucherai deux mots à Catherine… Gaspiller ainsi ce précieux papier que nous serions tout contents de trouver le jour où… Bon ! Passons !

 

            Après avoir fait mon petit ménage, j’observe Po-Paï. Je considère qu’il s’agit là d’un moment crucial car, plusieurs années plus tard, je ne me souviendrai que d’un détail : « la petite crotte à l’œil ».

            Je viens de remarquer dans l’œil de Po-Paï une mignonne et indisposante crotte noire qu’il me faut nettoyer tout de suite.

            Que j’aie un petit côté maniaque, c’est évident. Disons tout simplement que je suis un garçon ordonné. J’ai un tempérament je-m’en-foutiste mais je veux que tout soit fait dans l’ordre. Comprenez comme vous voulez, moi je me comprends.

            Pour l’instant, la priorité des priorités pour moi, c’est cette crotte dans l’œil de Po-Paï que je veux nettoyer. Ce n’est pas parce que je suis dans une nature sauvage qu’il me faut me traîner avec un chow-chow dégueulasse. Po-Paï a toujours bénéficié d’une hygiène irréprochable et ce n’est pas maintenant que cela changera. On peut très bien patauger dans la gadoue et garder sa distinction de chow-chow de salon. Po-Paï a toujours eu une fourrure impeccable grâce à mes brossages réguliers et je veux que cela continue. En ce qui concerne les yeux de Po-Paï, nous accordons une attention toute particulière. Catherine et moi nettoyons souvent, nous mettons des gouttes et, dès qu’un écoulement apparaît, il est très vite délicatement enlevé.

            Même en plein milieu de ce terrain boueux, je ne saurai tolérer qu’une petite crotte à l’œil de mon chow-chow vienne me gâcher cette matinée de plaisir. Viens Po-Paï, Papa va Te nettoyer.

 

            Et voilà une excellente occasion d’utiliser le papier hygiénique qui s’est déroulé à cause de Catherine. Pinaillage pour pinaillage, autant transformer un inconvénient en avantage.

            Il est tellement beau ce petit Po-Paï qu’il ne faut surtout pas que de vilaines crottes viennent gâcher l’aspect de sa jolie frimousse. Ce chow-chow est tellement ravissant à regarder que j’ai parfois envie de lui faire de petites couettes dans son opulente crinière léonine. Je lui mettrais bien des gentils nœuds-nœuds dans les cheveux mais je crains qu’il n’ait l’air un peu efféminé.

 

            Je prends le rouleau de papier hygiénique et m’apprête à m’accroupir auprès de Po-Paï. Comme une bombe, Po-Paï détale ! Comme une cloche, je reste avec mon papier hygiénique à la main. Pendant une seconde, j’ai l’air aussi hébété que si mon chow-chow m’avait dit : « Torche-toi le derrière avec ton PQ ! »

            Po-Paï fonce vers de grosses masses noirâtres qui courent. Des sangliers ! Un troupeau de sangliers ! Il y en a bien 4 ou 5 qui s’enfoncent dans les broussailles et les roseaux. Leur gabarit est plutôt impressionnant et à mon avis, chacun de ces sangliers pèse au moins deux fois plus lourd que Po-Paï. Néanmoins, le chow-chow les pourchasse !

 

            Bon ! D’abord : du calme. Tout cela est dans l’ordre des choses et quoi de plus naturel que de voir un chow-chow chasser du gibier. Laissons faire la nature et tout rentrera dans l’ordre.

            J’ai laissé faire une seconde ou deux, le temps d’entendre un énorme charivari dans les roseaux. Je ne peux rien voir puisque les herbes sont trop hautes. Qui est en train de massacrer l’autre ? Je doute fort que notre Po-Paï ait le dessus car ces sangliers sont d’une taille particulièrement impressionnante.

            Je bondis vers les roseaux en hurlant le classique « Po-Paï ! Viens ici ! » La dernière chose à laquelle je m’attends est que le dénommé Po-Paï revienne gentiment sur ses pas. Conclusion : arrêtons de brailler et agissons. Je retourne sur mes pas pour aller chercher le gros bâton que j’avais tout à l’heure à la main. Voilà la raison pour laquelle je souhaite toujours être armé d’un bâton : pour pouvoir se défendre dans de telles situations.

            En retournant vers le sac à dos, je croise encore deux sangliers qui me frôlent les jambes pour aller rejoindre le gros de leur troupe. Comme seul moyen de défense, je m’aperçois que j’ai à la main ce maudit rouleau de papier hygiénique. Je le jette rageusement sur le sol, abandonne mon projet de bâton, me retourne à nouveau et fonce dans la direction où est parti Po-Paï. Si je rencontre un sanglier, je l’étrangle de mes propres mains. Obélix en pâlira de jalousie.

 

            Grand silence ! Au tumulte, a succédé un grand silence. Plus rien ! Ils ont dû écrabouiller Po-Paï avec leurs énormes canines et se sont évanouis dans la végétation. J’ai l’impression d’avoir été projeté dans l’irréalité. J’ai basculé du charme au drame en quelques secondes. Pas la peine de dramatiser puisque je n’ai toujours pas trouvé de cadavre mais admettons tout de même que n’importe qui à ma place se trouverait un minimum inquiet. Même un chasseur la trouverait saumâtre puisqu’il n’aurait pas eu le temps de tirer un seul coup de fusil.

            Mes pensées vont d’abord vers Catherine : que va penser Catherine ? Que va-t-elle dire lorsque je rentrerai sans Po-Paï ? Pire !, que me dira-t-elle si je lui annonce que… Mais c’est pas vrai !, dans quel guêpier m’a encore mis ce satané chow-chow ? N’y a-t-il pas moyen d’être tranquille cinq minutes ? Il y a quelques instants encore, je songeais à lui faire des couettes avec son doux pelage et maintenant, il est parti à la poursuite des sangliers !

 

            Comme un forcené, j’avance au milieu des broussailles en me jurant bien que si je rencontre un sanglier, il passera un sale quart d’heure, et si je rencontre le Po-Paï, il passera un sale quart d’heure aussi. A intervalles réguliers, je braille : « Po-Paï, où es-Tu ? Po-Paï, réponds-moi ! Po-Pâââ-iii ! »

            Grand silence.

            Angoisse.

            Toutes ces secondes paraissent une éternité. Je suis trop en rogne pour avoir peur. Je me dirige vers les eaux tumultueuses du Var et observe à la surface : n’y a-t-il pas un cadavre de chow-chow en train de flotter ? Si jamais je vois quelque chose, je n’hésite pas à sauter à l’eau. Tant pis si le courant m’emporte. Je ne peux rentrer à la maison sans Po-Paï, que dirait Catherine ?

            Comme Rambo dans la jungle, j’avance méchamment en terrain marécageux en écartant les broussailles. Rambo avait un terrible avantage sur moi : il était armé jusqu’aux dents. Je m’arrête de temps à autre pour écouter : rien ! Pas un aboiement, rien ! Plus de Po-Paï ! Il est mort le Po-Paï. Il doit être écrabouillé, noyé ou dévoré.

            …/…

 

            Sur ce terrain spongieux, tout ce que je vais gagner c’est un enlisement pur et simple. On ne retrouvera plus trace ni du Po-Paï, ni du François. La seule indication qu’ils auront, c’est ce sac à dos… et ce rouleau de papier hygiénique. Pas très glorieux comme fin.

            Hein ? Imaginez que je termine cette histoire par :

 

FIN

 

 

            Quelle impression vous auriez ?