Tu vois Raï-Ma, je ne suis âgé que de 27 mois mais il y a bien longtemps que je me suis aperçu que la vie ici-bas est un empilement de papiers. C’est fou ce que ces humains peuvent collectionner comme paperasseries ! Nous les chows-chows, nous n’avons pas besoin de toutes ces feuilles auxquelles les hommes semblent tant tenir. Quand j’étais tout petit, il m’arrivait d’en déchirer quelques-unes à pleines dents et je pensais ainsi rendre service à Catherine et François en les débarrassant de tous ces papiers encombrants. Par la suite, j’ai abandonné mon opération de nettoyage, il y en a décidément trop !
L’espèce humaine a besoin de papiers, c’est incontournable pour eux. Chaque geste de leur vie quotidienne doit être matérialisé par l’existence d’un papier. Sans cela, ils ont l’impression de ne pas exister. Curieux quand même…
Figure-toi Raï-Ma que j’ai fait une constatation plus curieuse encore : même pour moi, Po-Paï le chow-chow, ils ont besoin de papiers ! Te rends-tu compte ? Ma propre vie se doit de figurer quelque part sous forme d’un dossier.
Qu’on écrive des livres sur moi, passe encore, c’est du domaine de la gaudriole. Mais que l’on ait besoin d’imprimer des feuilles pour justifier ma raison d’être, là ils y vont un peu fort !
Sais-tu Raï-Ma, que tous ces papiers produits par les humains ont pour conséquence de provoquer chez eux soit le rire, soit la consternation, soit la fureur, soit les pleurs, soit un comportement meurtrier, soit un comportement suicidaire, soit l’ennui, soit le dégoût, soit la tendresse ?
Et malgré tout, ils continuent d’empiler…
Il y en a qui empilent des factures qu’ils n’arrivent jamais à régler.
Il y en a qui empilent des justificatifs de toutes sortes par peur d’un contrôle fiscal.
Il y en a qui empilent des tableaux de calculs pour leur comptabilité parallèle.
Il y en a qui empilent des injonctions de payer en se disant : « On verra bien demain ».
Il y en a qui empilent des comptes-rendus de réunion au cas où les promesses ne seraient pas tenues.
Il y en a qui empilent des témoignages écrits dans l’intention de faire un procès.
Il y en a qui empilent des billets de banque parce que ce sont les seuls papiers qui vaillent la peine d’être conservés.
Il y en a qui empilent des photos pour pouvoir s’attendrir un jour sur les beaux moments passés.
Il y en a qui empilent des billets doux car ils représentent une valeur inestimable à leurs yeux.
Il y en a qui empilent des autographes car ils n’ont jamais réussi à obtenir un seul billet doux d’un être cher.
Il y en a qui empilent des images tout simplement parce que c’est un moyen d’évasion.
Il y en a qui empilent des feuilles imprimées d’un seul côté pour pouvoir écrire de l’autre côté par souci d’économie.
Il y en a qui empilent des papiers auxquels ils ne comprennent rien en se disant : « Ne pas les jeter car ils pourraient servir un jour ».
Je me demande si ceux qui ne savent pas lire empilent aussi des papiers. Je ne m’étais jamais posé la question.
Vois-tu Raï-Ma, moi j’ai seulement voulu empiler les lettres que nous échangeons afin qu’un jour elles deviennent plus célèbres que « Les Lettres de Madame de Sévigné ». On les appellera « Lettres de Raï-Ma et Po-Paï » et les écoliers s’apercevront bien vite que les deux chows-chows que nous sommes ont bien plus de choses à leur apprendre que Madame de Sévigné.
Po-Paï
Nice, le 26/06/01